Läther
7.9
Läther

Album de Frank Zappa (1996)

Il y a beaucoup à dire sur cet album très particulier, peut-être celui qui représente le mieux l'esprit curieux et éclectique de Frank Zappa.

Je vous présenterais à la fin de l'analyse des morceaux tels que présentés dans le coffret, un historique (un peu compliqué) des évènements qui ont été à l'origine de ce projet.

Passons directement au concept proprement dit. Il faut bien s'imaginer le produit à l'époque : un coffret de 4 disques vinyles, c'est-à-dire 8 faces ! Cela a son importance, car FZ imagine ces 8 faces comme 8 univers qui se télescopent, chaque face (donc chaque univers) contenant lui-même des morceaux qui se télescopent, et à l'intérieur de ces morceaux la musique se télescopant également souvent à travers des compositions mêlant plusieurs genres différents, créant ainsi une mise en abyme fractale. Le tout devant représenter son travail en studio, en public, ainsi que son travail d'orchestration. On retrouve sur cet album tous les aspects de la musique de FZ : du jazz fusion, du rock lourd, du comedy rock, des solos de guitare, des oeuvres classiques d'avant-garde, des oeuvres orchestrales, des instrumentaux à la saveur jazz, le tout agrémenté de paroles satiriques distinctives de FZ, et apparemment tout cela de manière aléatoire, sans oublier tous les intermèdes constitués d'effets sonores musicaux et de dialogues comiques des membres du groupe, qui servent à lier l'ensemble. A noter, qu'en 1979, il emploiera le même procédé sur Sheik Yerbouti.

Personnellement, je pense que si WB avait sorti ce projet dans les années 70, il serait salué comme le plus grand chef-d'oeuvre de Zappa, tellement le projet contient certaines de ses meilleurs compositions et un bel échantillon de ses différents styles musicaux, passant de la musique la plus simple à la plus complexe.

Le titre le l'album dérive des morceaux de dialogues comiques qui relient les chansons, et où est régulièrement prononcé le mot "Leather", qui peut signifier, cuir, mais lather signifie aussi mousse de savon, mais peut-être lui-même un dérivé de later ... "Läther" étant finalement ouvert à plusieurs interprétations, tout comme le projet. Ensuite, il faut également savoir que l'ensemble a été compilé à partir d'une grande variété de sessions d'enregistrement remontant jusqu'à 1969, que les morceaux utilisent des musiciens d'accompagnement différents à chaque fois. Ce coffret se révélant être un parfait exemple de la science du montage de FZ.

Et la musique dans tout ça, me direz-vous ?

Plongeons donc sans plus attendre dans ces 8 univers, ces huit faces :

  • La face A est un télescopage entre musique sérieuse et rock humoristique. Cela commence par la parfaite ouverture qu'est le morceau "Regyptian Strut", alors que ce morceau n'avait pas autant d'importance sur l'album "Sleep Dirt". Le final de cet instrumental harmonieux se terminant abruptement pour être suivi des subtiles sonorités du court morceau "Naval Aviation in Art ?", musique d'avant-garde à la mélodie intrigante faite de tension qui est lui même interrompu violemment par une chanson au refrain idiot (A Little Green Rosetta). S'ensuit "Duck Duck Goose" qui commence par un rock lourd reprenant le riff de "Whole Lotta Love" de Led Zeppelin, lui-même interrompu par le chant naïf de Roy Estrada avant de se terminer par une musique orchestrale interrompue par les dialogues comiques saupoudrés de musique concrète. Le morceau suivant est un bel instrumental rempli d'effets à la guitare électrique (Down in the Dew). Cette première face se terminant sur un morceau de rock plus traditionnel, sorte de pop rock sophistiqué (For the Young Sophisticated). A noter que les quatre derniers morceaux sont des inédits à l'époque, on trouvera une version différente du morceau "A Little Green Rosetta" sur l'album "Joe's Garage", alors que le morceau "For the Young Sophisticate" sera enregistre live et paraîtra sur l'album "Tinsel Town Rebellion" quatre années plus tard.

  • La face B mets à l'honneur les chants contrastés de Ray White, de Frank Zappa et de Terry Bozzio. Autant Ray White a un chant fluide et harmonieux, que Terry Bozzio n'est pas un véritable chanteur, il éructe plus qu'il ne chante, mais c'est cette confrontation qui intéresse surtout FZ. Même si c'est le chant qui est mis à l'honneur sur cette face, il y a plusieurs télescopages sous-jacents : deux morceaux courts/un morceau long, un groupe rock traditionnel avec guitare, basse, batterie/un ensemble plus large composé d'instruments à vent et de percussions, du rock/ de la soul-blues, enregistrements en studio/en public. Sur le premier morceau (Tryin to grow a Chin), c'est la voix de Terry Bozzio qui est mise à l'honneur sur un morceau de rock lourd. Le morceau intermédiaire (Broken Hearts are for Assholes), lui aussi rock est arbitré par le chant narratif si caractéristique de Frank Zappa, tandis que le dernier morceau (The Legend of the Illinois Enema Bandit) est assuré par la chaude voix soul de Ray White.

  • La face C propose un contraste maximal entre pop, jazz et musique sérieuse. On se retrouve avec la même suite de morceaux que la face B de "Studio Tan", mais cela fonctionne mieux ici. En effet sur "Studio Tan", ces morceaux arrivaient de manière anecdotique après le long morceau "The Adventures of Greggary Peccary", ici ils ont une place d'honneur méritée. Cela commence par une chanson de pop surf idiote (Lemme Take you to the Beach), télescopée immédiatement par un des morceaux le plus sérieux du projet (Revised Music for Guitar and Low Budget Orchestra), morceau raffiné où la guitare tisse une délicate mélodie autour d'un orchestre tout en subtilités, pour se terminer par un morceau jazzy (RDNZL) changeant constamment d'atmosphère et de rythme, allant jusqu'à nous proposer du jazz latino.

  • La face D, elle, est constituée uniquement de morceaux enregistrés en public. FZ étant désireux de montrer l'éclectisme et l'esprit de créativité qui règne pendant ses concerts. On passe ainsi d'une chanson pop-rock funky entraînante (Honey, Don't You Want A Man Like Me ?) à un morceau percussif virtuose (Black Page #1), en passant par une chanson aux jeux de mots idiots (Big Leg Emma), pour terminer par une chanson satirique (Punky's Whips).

  • La face E est dédiée au jazz, confrontant en introduction un court morceau de jazz cool (Flambe) à un long morceau de jazz à tendance free, où alternent des solos captivants de saxophone, de guitare électrique, de trompette et de basse. A noter que la version de "Flambe" est raccourcie par rapport au morceau "Flambay" paru sur "Sleep Dirt", mais cela se justifie parfaitement dans le sens où il voulait que ce soit une intro au long morceau "The Purple Lagoon".

  • La face F est uniquement instrumentale. Deux morceaux orchestraux entourant deux morceaux atmosphériques. "Pedro's Dowry" est un morceau d'avant-garde, proche de l'univers de Stravinsky et de Varèse, "Läther", un morceau de jazz progressif, "Spider of Destiny", un morceau mélodieux atmosphérique où la guitare électrique est mise à l'honneur et "Duke of Orchestral Prunes", un somptueux morceau où la guitare chatoyante se mêle à l'orchestre.

  • La face G est plutôt basée sur le rythme. D'abord une rythmique lente, atmosphérique avec le morceau progressif "Filthy Habits" qui se poursuit avec une rythmique chantée scandée, satirique, en total contraste (Tities N' Beer), pour se terminer par une rythmique instrumentale impressionnante, où la tension d'une guitare acoustique est vite relayée par une guitare électrique qui se relâche (The Ocean is the Ultimate Solution). Pour ce morceau également, on a droit à une version écourtée par rapport à celle parue sur "Sleep Dirt".

  • La face H est consacrée, judicieusement, au seul morceau "The Adventures of Gregarry Pecarry". Aventure cartoonesque, parfait épilogue clôturant de manière ludique et, simultanément sérieuse, ce bijou particulier qu'est "Läther".

Pour terminer, on peut se demander pourquoi écouter ce coffret alors qu'on connaît déjà la plupart des chansons par le biais des 4 albums cités ? Je dirais que l'expérience d'écoute est différente : il procure des sensations très diverses de celles qu'on a en écoutant les albums isolément. Ce coffret nous révélant de manière implacable le génie qu'il avait question montage sonore. Le montage étant quand même un trait essentiel de sa personnalité, je ne pense pas que l'on puisse faire l'impasse de ce qui est sûrement son oeuvre la plus aboutie à ce niveau-là. Je terminerais par une image qui me semble résumer ma pensée : ce projet à une saveur particulière, tout comme un cocktail bien préparé a un goût que ses ingrédients séparés n'ont pas.

Je vous mets donc ce petit historique un peu compliqué à titre informatif, car il n'est pas indispensable pour apprécier ce projet d'en connaître la teneur, libre à vous de le lire ou non : en 1976, la relation entre lui et Herb Cohen, son manager depuis 12 ans, implose. Frank Zappa accusant Herb Cohen de se servir, entre autre, de l'argent de leur label DiscReet Records (distribué par Warner Brothers) pour payer ses vacances. HC dépose en retour une plainte contre FZ, gelant ainsi l'argent qu'ils avaient gagné sur les droits des premiers enregistrements des Mothers. FZ a ensuite réaffecté son contrat et a apporté ses bandes-mères de l'album "Zoot Allures" directement à Warner Brothers en octobre 1976, tout en contournant DiscReet. À la fin de 1976, il était déterminé à terminer son contrat Warner dès que possible. Les obligations contractuelles stipulaient alors que FZ livre quatre nouveaux albums à Warner pour une sortie sur DiscReet. En effet, HC a affirmé que l'action de publier "Zoot Allures" chez WB violait les termes de son contrat avec FZ, de sorte que les 4 derniers albums du contrat de FZ ont ensuite été attribués à DiscReet. FZ livre ainsi à WB, en mars 1977, le projet "Läther", devant constituer un coffret de 4 disques. WB s'attendait à ne recevoir qu'un seul album à la fois. Le label était tenu de payer à FZ 60 000 $ par album et de sortir les enregistrements aux États-Unis dans les six semaines. La Warner n'a pas honoré ces conditions contractuelles. D'abord elle refuse de sortir le projet "Läther", ce qui eût comme conséquence que FZ a demandé à être libéré de son contrat d'enregistrement afin de sortir le coffret comme prévu sur un autre label, ce qu'il tente de faire avec Mercury. Warner ne l'entend pas de cette oreille et empêche la publication du projet "Läther" et décide de publier sans son accord les bandes telles que reçues par FZ en les éditant purement et simplement en 4 albums individuels (Zappa in New York, Studio Tan, Sleep Dirt et Orchestral Favorites), créant ainsi un différend majeur entrer WB et FZ. Ensuite, ils ont conservé les enregistrements pendant plus d'un an. Un plan d'action qui a tellement frustré FZ qu'il décide d'attaquer la Warner en justice, de créer son propre label, Zappa Records, et de faire jouer, en décembre 1977, l'intégralité du projet "Läther" sur la station de radio KROQ de Pasadena, tout en encourageant les auditeurs à l'enregistrer. Le résultat étant que ce sont finalement cette version radio, ainsi qu'un pressage promotionnel qui avait été réalisé à 300 exemplaires par Mercury qui circuleront de manière clandestine. Jusqu'à ce que la famille Zappa, Gail, sa femme, en tête, eût la géniale idée de sortir en 1996 (c'est-à-dire 3 années après son décès), le projet tel qu'imaginé par Frank.

PiotrAakoun

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