Je ne sais pas ce que me raconte Elysia Crampton. Dur d'y comprendre grand chose dans le gloubi-boulga maximaliste queer crypto-mystico-sataniste de la DJ Latino-Américaine. Experte en syncrétismes délirants, en collages kitscho-hallucinogènes, mêlant des influences aussi variées qu'a priori irréconciliables telles que la pop (celle que d'aucuns n'hésiteront pas à qualifier de "pupute"), le hip-pop crunk criard et flingué, le post-industriel, le metal (latino), la synthwave bien baveuse, une sensibilité lo-fi qui confine parfois à la noise, le rock même parfois, le néo-classique quand l'envie lui prend, le minimalisme de fait ainsi que la folk psychédélique nord-américaine et surtout la musique festive de la Cordillère des Andes telle la hayena. La plupart de ses rythmiques (digitales) se basent sur des beats aux rythmes latino qu'elle appose (voire impose) sur ses glorieux collages dits "plunderphonics". Écouter une production de la dame, c'est l'assurance de voir tous ses repères grandement mis à mal par une vision radicale. Je ne sais donc pas ce qu'elle me raconte, mais ce dont je ne doute plus à présent, c'est que ça me parle. Aux tripes avant l'intellect, d'une manière qui échappe à toute rationalisation à outrance. Cet instinct fabuleux pour les mélanges impossibles qui tombent sous le sens a fait d'Elysia Crampton un visage essentiel et incontournable dans le paysage underground politisé contemporain.


Celle qui s'est toujours illustrée dans des DJ mix aussi hyperactifs qu'atmosphériques, qui est partie de l'art du mashup incongru, a ces dernières années (depuis le passage de l'alias E+E à son nom propre)exercé sa technique de montage et développé des projets d'albums de plus en plus concis et méticuleux. American Drift le premier, puis le concept album Demon City (les thématiques religieuses sont aussi omniprésentes qu'ambivalentes dans la musique de Crampton, où Satan a remplacé Dieu) ont vu la DJ élaguer petit à petit son artisanat pour faire naître de ses collages des odyssées miniatures sur lesquelles le songwriting est d'une précision impressionnante.


Elysia Crampton, l'album, ne dure que 19 minutes ; j'ai déjà vu des EP plus longs. Mais j'ai aussi connu des double albums moins charnus que cet incroyable petit disque big-bang. Là dedans, on ne laisse pas de répit à l'auditeur de passage. On se voit d'emblée aspiré par des jingles de DJ-radio perturbateurs, assaillis par deux mélodies qui vivent leur vie au premier plan et à l'arrière plan, les tonalités synthétiques (et MIDI) se fondent dans l'arrivée d'une vrai guitare, d'une douceur inattendue, jouant une partition sombre mais tendrement enveloppante... avant que le chaos ne revienne prendre sa due place. "Nativity" vient de s'achever et m'a déjà retourné le crâne en deux minutes. Agression, puis caresse. Le reste s'écoulera d'une façon similaire. Impossible de mettre le doigt sur tous les éléments qui construisent ces fascinants instrumentaux, cette luxuriance qui pourrait friser l'obscène mais nage dans la grâce. Que l'on parle des rythmiques stridentes, des nappes qui s'égrainent en des bruits blancs migraineux, des myriades de bruitages (armes à feu, cris de foule furieuse, percussions métalliques industrielles...) ou des timbres digitaux d''une étonnante pureté, on ne pourra pas ne pas entendre dans ces fresques sans paroles une musique engagée, exaltée et politisée. Même si le discours reste cryptique.


Voir Elysia en live aide à saisir un peu mieux ce qui la fait vibrer, dans l'exaltation des droits LGBT, de la misère et la violence à laquelle ils/elles sont souvent exposées, dans la survivance de la culture des Aymaras (par l'adaptation et l'assimilation de ce qui l'entoure, d'où ce maelström d'influences en pagaille dans sa musique), ce peuple amérindien qui a subi les assimilations progressives, entre l'empire Incas et la colonisation européenne. Mais les shows, par leur radicalité abstraite, posent finalement autant de questions qu'elles n'offrent de réponse, et c'est peut-être mieux ainsi. De toute manière, l'engagement d'Elysia se ressent avant de se lire. On ne produit pas une telle musique sans avoir dans le cœur une rage ardente, une passion dévorante. Au milieu de la tourmente, les instants les plus précieux sont peut-être ces brèves accalmies où Crampton semble enfin s'apaiser. Comme le long de "Oscollo", qui se laisse voguer au gré des vagues synthétiques tandis qu'au loin on se livre une guerre stellaire, ou plus encore durant le dernier tiers de "Orion Song", où pour la première fois tout s'arrête : percussions, fulgurances stridentes et explosions bigarrées. Tout sauf une nappe planante légèrement distordue qui engourdit nos sens jusqu'alors mis à rude épreuve. Mais le repos ne sera que de courte durée ; la lutte n'est pas finie, et connaissant la dame il y a peu de chance qu'elle cesse un jour. En attendant la prochaine escarmouche...


Chronique provenant de XSilence

TWazoo
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Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes 2018 en musique après la cuite fortuite où j'ai pris la fuite devant un inuit et sa truite gratuite et Les meilleurs albums de 2018

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le 20 mai 2018

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T. Wazoo

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