Free. Jazz. Qu'est-ce que ça veut bien dire, free ? Sans attaches ? Sans chaînes ? Littérales et stylistiques ? Pourquoi pas, mais c'est un peu naïf. Il me semble que la liberté est plutôt celle de choisir quoi faire de nos attaches. Le jazz peut être assujetti à son instrumentarium (et encore) mais pas à la manière dont peuvent s'ébattre saxo, cymbales, contrebasses... Matana Roberts n'ira pas vous dire qu'elle est sans attaches, loin de là. En tant qu'afro américaine et musicienne de jazz, elle s'inscrit dans une histoire sur laquelle elle ne détourne pas les yeux. Selon ses propres termes, elle marche sur le dos de ses ancêtres et souhaite rendre hommage à leur souffrance en se faisant leur porte parole. Depuis 2011, la saxophoniste/clarinettiste/vocaliste s'est lancée dans une projet terriblement ambitieux : explorer l'Amérique et son histoire en lien avec celui du peuple africain débarqué, en douze chapitre - douze albums donc. Dans un style mêlant à l'envi jazz, blues, spirituals, folk ou country. C'est aussi pour ça qu'il est sans doute plus juste, si on devait résumer arbitrairement la musique de Roberts, de la nommer free jazz ; non seulement de par la force du mot, mais aussi car sa forme plus libre lui permet d'en accueillir d'autres, quant à elles plus rigides car traditionnelles.


Coin Coin Chapter Four: Memphis - c'est écrit dessus - est le quatrième volet de la série de douze, neuf ans après le début du projet. Et c'est peut-être celui qui est à la fois le plus accessible et le plus personnel. Le fil rouge de l'album, s'il est rendu parfois un poil opaque par la déclamation vive et poétique de Matana, devient vite clair à mesure qu'on prête attention aux paroles, qui racontent cette histoire d'une enfant noire qui courait comme le vent, et qui voit ses parents se faire attaquer par le Ku Klux Klan. Amour, tendresse, nostalgie, effroi et colère froide tourbillonnent et s'incarnent dans des myriades d'embardées stylistiques. Si l'élément central est sans nul doute ce free jazz, ce dernier incorpore nombre d'éléments a priori étrangers, tels l'invocation rituelle électrifiée de l'intro, l'acapella de "Her Mighty Waters Run" - spiritual déchirant chanté en chœurs, le violon et la guimbarde country de "Trail of the Smiling Sphinx", le big band ivre de "Fit To Be Tied"... Ce qui est crucial dans l'affaire, c'est que ces "ajouts" ne paraissent pas vraiment être greffés là, protubérances peu élégantes. Au contraire de par la forme libre et élastique du jazz de Matana Roberts, celui-ci peut assouplir les formes qu'il emprunte à la musique populaire américaine pour mieux les intégrer dans une seule et même pâte protéiforme.


Il faut aussi rendre hommage au groupe derrière Matana (qui se renouvelle à chaque entrée Coin Coin), composé de guitaristes violonistes accordéonistes (Hannah Marcus) et d'un percussionniste ayant bossé avec Thurston Moore et Cass McCombs (Ryan Sawyer), ainsi que du guitariste-oudiste Sam Shalabi, Montréalo-Cairote et vétéran de formations telles que Dwarfs of East Agouza et Land of Kush, sans oublier le vibraphoniste Ryan White et le tromboniste Steve Swell, tous deux guests sur quelques morceaux. Avec un groupe pareil, Matana se permet ce qu'elle veut, entre pièces répétées et improvisations libres. Coin Coin Chapter Four: Memphis est donc le 4ème volume de cette série, et il s'agit peut-être de mon préféré. On souhaite à Matana de garder cette force féconde qui l'habite depuis 9 ans maintenant, pour aller jusqu'au bout de son gargantuesque projet.




Chronique provenant de XSilence

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le 16 janv. 2020

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T. Wazoo

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