Un Bowie entouré de jazzmen, souvent séduisant, où les réminiscences du passé se fondent dans l'environnement sonore d'aujourd'hui.
Début 2013, The Next Day offrait suffisamment de bonnes chansons pour qu'on se dise qu'on était loin de l'album de trop. Le troublant single Where are we now ou l'envoûtant final de Heat jetaient même un pont entre le passé et un avenir encore possible. L'avenir, ce fut d'abord Sue (or in a season of crime), long titre éloigné de toute référence pop orthodoxe, gravé avec l'orchestre de jazz de Maria Schneider. Une session dont Bowie a retenu le saxophoniste Donny McCaslin, à qui il a demandé d'orchestrer ses nouvelles idées. McCaslin a donc réuni des musiciens (de jazz) le temps de séances assez spontanées qui ont donné la matière, en janvier dernier, des sept titres de Blackstar. Le tout ensuite mixé et produit des mois durant par Bowie, avec le fidèle Tony Visconti. Au coeur de Blackstar figure une nouvelle version de Sue (or in a season of crime). Pas le meilleur titre du disque, et même celui où les réserves qui guettent tout au long de l'album ont du mal à passer. La chanson tire vers une sorte de fusion métal jazz aux airs de générique de blockbuster à la Mission impossible. Eternel problème de musiciens trop techniques s'essayant à sonner rock. Et comme la mélodie en forme de psalmodie n'est pas évidente... Heureusement, les autres chansons se révèlent plus attrayantes ou, du moins, intéressantes. L'album s'ouvre sur Blackstar, morceau fleuve où Bowie se glisse dans la peau d'un Scott Walker (un modèle avoué), en moins radical et barré. L'angoissante intro implorée, sur fond de saxo asthmatique et de frétillements percussifs, intrigue suffisamment pour tenir jusqu'à une seconde partie qui réveille, dans un environnement sonore moderne, l'étrange mais familière veine mélodique de l'ère pré-Ziggy. Sur Tis a pity she was a whore, Mark Guiliana (batterie) et Tim Lefebvre (basse) propulsent un groove aux réminiscences d'un Talking Heads funky, le saxophone en mode quasi free complétant les incantations possédées de Bowie. Pour Lazarus, l'ambiance et le ton changent : tempo lourd et ralenti, façon cold wave — entre Cure et Japan —, sur lequel Bowie retrouve son timbre de crooner du troisième type. Le saxo est encore très (trop ?) présent, le morceau glisse vers une atmosphère Roxy Music phase 2, mais Lazarus est un des titres, à la fois rassurants et différents, auxquels on adhère immédiatement. Girl loves me démarre comme une comptine inquiétante sur fond de beat pédestre avant de muer en fantôme de l'esprit Factory des 80's : voix trafiquée et atmosphère tribale exotico cold. Souvenir du Yassassin obsédant de The Lodger. L'apaisement arrive ensuite sur Dollar Days, avec intro au piano, puis saxo (mi-majestueux, mi-dégoulinant), et Bowie qui renoue, dans un registre plus pop, moins tourmenté, avec sa mélodieuse voix de tête. La guitare se fait acoustique, les oreilles se reposent. Comme souvent chez lui, l'album finit en beauté. I can't give everything away, après un démarrage trompeur à l'harmonica (très Stevie Wonder), est une ballade presque classique d'un Bowie éternel, en retrait mais en phase avec son époque, où le piano (Jason Lindner) se fait autant entendre que le saxo, où la guitare de Ben Monder pointe enfin son nez pour un fluide solo à la Robert Fripp. La chanson exhale un parfum de The Secret Life of Arabia, version jazz lounge, morceau qui concluait admirablement Heroes. Un album dont les pics figurent parmi les sommets de l'oeuvre protéiforme de Bowie, et dont certaines recherches formelles contribuaient, avec le recul, à son troublant déséquilibre. En sera-t-il de même pour Blackstar ? (HC)